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Entretien avec Hélène Périvier

15 avril 2019

Sarah : Qu'est-ce qui a motivé vos recherches sur le congé paternité?

 

Hélène Périvier : Je travaille sur les inégalités dans le monde du travail. Lorsque l'on s'intéresse à ces questions, on est obligé de regarder ce qu’il se passe dans la famille puisque la littérature économique et sociologique nous montre que les inégalités femmes-hommes sur le marché du travail trouvent en partie leur source dans les inégalités du partage des tâches dans la famille.

Alors qu'est-ce que l'on constate ? En famille, on voit que le partage des tâches est encore très inégalitaire dans tous les pays à hauts revenus mais aussi à bas revenus. Mais je vais parler ici plutôt des pays à hauts revenus. On constate que les femmes réalisent l'essentiel des tâches domestiques et familiales et que c'est d'autant plus marqué qu'elles ont des enfants et des jeunes enfants en particulier. Quand on s'intéresse à cette question, au regard des politiques qui peuvent changer ou encore encourager un partage plus égalitaire dans la famille et de vraies possibilités pour les femmes de mener des carrières à l'égal des hommes, on va regarder deux types de politiques :

  1. Des politiques d'externalisation des tâches familiales, par exemple les crèches, les gardes d'accueil pour les jeunes enfants, l'école élémentaire, les différentes articulations vie familiale-vie professionnelle. Cela permet de réduire le volume de tâches domestiques et familiales dans la famille et donc de libérer du temps pour les femmes. Cependant, cela ne permet pas vraiment aux hommes de s'investir davantage dans les tâches familiales et domestiques, en tout cas pas au premier ordre. Peut-être sur le long terme, mais pas au premier ordre.

  2. Les congés parentaux dans lesquels il y a : les congés maternité, paternité et parentaux. Ils peuvent être très différents selon les pays. Ces congés peuvent être soit très conservateurs s’ils sont conçus pour inciter les femmes à rester à la maison,  soit très transformatifs en obligeant presque à un partage des rôles, notamment quand il y a de très jeunes enfants dans la famille. Cela dépend vraiment de la façon dont ils sont désignés. Dans ce contexte-là, comme je l'ai dit, il y a plusieurs types de congés. Le congé paternité est un congé qui existe en France et qui n'existe pas nécessairement dans tous les pays. En France, on a un congé maternité, un congé paternité et un congé parental. Le congé paternité est à destination des pères, donc ça m'a semblé intéressant de mettre l'accent dessus en montrant qu'il était très important en France d'avoir des politiques qui permettraient d'encourager, d'inciter voire d'obliger les hommes à s'investir dans la vie familiale.

 

Xintong : Est-ce que le congé paternité est selon vous en concurrence avec les autres types de congés parentaux ?

 

H.P. : Non, ce n'est pas une question de compétition. C'est soit une question historique soit une question de perception. Dans les pays nordiques par exemple, il y a un congé parental partagé entre les deux parents, qui a intégré le congé paternité et maternité. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de congé maternité au sens d’une période rémunérée au moment de la naissance qui permet aux femmes de se remettre de l'accouchement et de passer du temps avec le jeune enfant. Ça existe, mais c'est fondu dans une idée de congé parental. Il y a des raisons historiques qui sont importantes à prendre en compte en France. Le congé maternité existe depuis très longtemps, depuis la fin du XIXe siècle. C'est un congé qui est davantage tourné du côté de la santé publique. Avant et après l’accouchement, les femmes ont le droit à un temps de repos rémunéré, protégé par le droit du travail, avec la garantie de retrouver leur emploi si elles en avaient un. Sur 16 semaines de congé maternité, 8 sont obligatoires. C'est une obligation de l'employeur : il ne peut pas employer une femme qui est en congé maternité. C'est vraiment historiquement pour des raisons de protection de la travailleuse, qui pourrait se retrouver dans un rapport de force où l'employeur dirait “Si vous prenez votre congé, je vous renvoie” ou alors “Je considérerais que vous êtes moins impliquée”. C'est pour cette raison qu'on a construit ce congé. Il est d'ailleurs rémunéré par le biais de l'assurance maladie, donc il ne repose pas sur la politique familiale. Plus récemment, le congé paternité a été élargi en France. C'est en 2002 qu’on a élargi le congé paternité à 11 jours, ajoutés aux 3 jours de naissance. Ces 11 jours sont rémunérés de la même façon que le congé maternité. L'idée était vraiment d’ouvrir une possibilité au père de passer un moment rémunéré pour accompagner l'arrivée de cet enfant, qui peut parfois être difficile. Ces deux congés sont ciblés sur les pères versus les mères. Après, on a ce congé parental, qui est plutôt défavorable à l'égalité professionnelle même s'il a été réformé : il est très long, très mal rémunéré, et il n’est pas pris par les pères. Ce congé dépend de la politique familiale d'articulation vie familiale-vie professionnelle.

Donc ça dépend vraiment de ce qu'on veut, de ce qu'on attribue comme objectif à chacune de ces politiques. Si on considère que les congés paternité et maternité sont des congés donnés aux personnes qui travaillent, au moment même de l'arrivée de l'enfant, qui leur permet à la fois de pouvoir se faire à cette nouvelle situation et de le faire dans de bonnes conditions, puis de revenir travailler dans de bonnes conditions, alors c'est très différent du congé parental qui lui a plus vocation à une articulation vie familiale-vie professionnelle. Ca dépend vraiment de l'objectif des pouvoirs publics. Si l'idée est d'avoir ces deux types de congés, alors on pourrait vraiment avoir ces congés là : premier parent versus deuxième parent (car il y a des couples de même sexe et il n'y a pas de raison qu'on ne leur donne pas les mêmes droits).

Ensuite, la question qui se pose est : “Comment les articuler entre eux ?”. Le plus souvent, le congé paternité est synchronisé avec le congé maternité, c'est-à-dire que les parents le prennent en même temps. C'est très bien d’un point de vue de santé publique car c'est à ce moment-là que la mère a besoin d'être aidée, car c'est très fatiguant et éprouvant. Mais en même temps, ça ne donne pas beaucoup d’incitation au partage des tâches. Ce qui serait très performant, c'est d'avoir un congé désynchronisé où le père peut se retrouver seul avec l'enfant. On est très très loin du compte en France. Mais comme vous le voyez, ça dépend beaucoup des objectifs donnés à la politique publique.

 

S. : Donc vous êtes favorable à un congé paternité qui se prendrait après le congé maternité ?

 

H.P. : Mon opinion importe peu. En tant qu’économiste, en tant que je chercheuse, c'est ce sur quoi j'attire l'attention : quel objectif veut-on atteindre ? Les objectifs ne peuvent pas tous être atteints en même temps ou pas de la même façon. Si on a un vrai objectif de santé publique, avec l'idée que chaque parent doit être là au moment de l'arrivée de l'enfant, pourquoi pas. Mais c'est très coûteux en terme de finances publiques parce que vous rémunérez les deux parents qui sont ensemble avec l’enfant, et ça n'est pas particulièrement porteur d’égalité professionnelle. En tout cas, ce n’est pas démontré. Alors on peut imaginer des congés plus courts, ce qui est le cas du congé paternité. Mais étendre le congé paternité au même temps que le congé maternité, j'ai envie de dire que c'est très onéreux pour un objectif qui peut être louable, mais à nous de voir combien on veut dépenser pour ça. Moi ce qui m'intéresse dans le congé, en tout cas dans l'état du débat public en France, c'est de mettre l'accent sur le rôle des pères au sein de la famille.

 

X. : Est-ce que les entreprises sont également responsables d'augmenter l'indemnisation/la durée du congé paternité?

 

H.P. : Elles le font déjà. Comment fonctionne le système de la sécurité sociale ? Quand on paie des salaires, on paie des cotisations sur ces salaires (en France on va dire employeur-employé). Il y a des taxes qui sont prélevées sur ces salaires pour financer la Sécurité sociale donc c'est bien et le salarié et l'entreprise qui financent le congé paternité et maternité. C'est pour cela d'ailleurs que les indépendants n’ont pas accès au même type de congés, c'est parce qu’ils ne cotisent pas au régime général de la Sécurité sociale. Les entreprises ont à la fois l'obligation de financer à cause de ces cotisations et à la fois l'obligation légale de donner accès à ces congés aux femmes et aux hommes. Il n'y a pas de marge de manœuvre de ce point de vue-là : ils sont obligé de le faire.

 

S. et X. : Pourtant il y a des entreprises qui investissent plus afin de mieux indemniser le congé paternité.

 

H.P. : Concernant le montant d’indemnisation du congé maternité, la sécurité sociale donne un certain pourcentage du revenu. Néanmoins pour tous les cadres et cadres supérieurs le plafond reste inférieur au salaire. C’est pourquoi dans beaucoup de grandes entreprises, il y a des négociations collectives qui font que l'employeur compense la perte de salaire pour les femmes, et le plus souvent quand ils l'ont fait pour le congé maternité, ils l'ont fait pour le congé paternité également. Maintenant c'est vrai que quand vous regardez les petites entreprises et moyennes entreprises versus les grandes, vous avez des différences assez sensibles sur ce type de compensation car ce n'est pas au niveau de la loi, ce sont des partenaires sociaux qui décident d'accords plus ou moins avantageux. Ces accords sont beaucoup plus avantageux dans les grandes entreprises car ils ont beaucoup plus de moyens pour financer. C'est beaucoup moins facile pour les petites PME de le faire. De fait cela crée des inégalités entre les travailleurs. C'est aussi vrai pour les femmes en congé maternité, elles se retrouvent avec une chute de revenus importante, et pour elles c'est d'autant plus important que le congé est plus long. Ce n'est pas 11 jours, c'est 16 semaines. Il y a effectivement des disparités pour les personnes plus éduquées ou à des postes de responsabilité, en matière de rémunération des indemnisations du congé maternité et paternité.

 

S. : Pour certains, le congé paternité permettrait d'améliorer l'égalité femmes-hommes, d’augmenter la productivité au sein des entreprises et d’autres externalités positives, mais cela n'a pas été vraiment démontré. Qu’en pensez-vous?

 

H.P. : Concernant l'égalité femmes-hommes, il y a une grosse littérature économique et sociologique là-dessus qui montre que cela dépend vraiment des pays. S'il n'y a pas du tout de congé, c'est très défavorable au salaire des femmes et cela accentue les inégalités professionnelles (c'est le cas des États-Unis) car les femmes vont quand même prendre un temps où elles ne sont pas protégées. Elles changent même souvent d'employeur et quand on change d'employeur, on repart de plus bas dans la grille des salaires. Ne pas avoir accès à un congé, cela accentue donc les inégalités. Ensuite, le cas polaire, ce sont les pays dans lesquels vous avez un congé très long qui n'est pris que par les femmes et qui est potentiellement pas ou mal rémunéré, c'est le cas de l'Angleterre. Cela a été le cas de la France aussi car il est très mal rémunéré. Dans ce cas-là, vous allez avoir uniquement des femmes qui prennent ce congé. Elles vont le prendre longtemps, s’éloigner du marché du travail, donc être moins investies dans la vie professionnelle, voire ne pas réussir à se réinsérer à la suite de ces congés qui sont trop longs. Et comme ils sont moins rémunérés, ils sont plutôt pris par une catégorie de femmes qui sont moins éduquées ou qui ont des emplois peu qualifiés. Et puis au milieu, vous avez plein de pays qui expérimentent des choses différentes : il ne faut donc ni ne pas avoir de congés du tout ni avoir des congés trop longs.

Quelle serait la longueur idéale ? Ce serait un an voire un an et demi grand maximum. La rémunération est également très importante car s'il n'est rémunéré que forfaitairement, et c'est le cas en France, c'est-à-dire 1/2 SMIC quel que soit votre salaire, cela va créer des inégalités sociales, notamment parce que les personnes les plus qualifiées ne veulent pas recourir à ce congé parce que la perte de revenus est trop importante. En même temps, les pères ne vont pas le prendre parce que Monsieur gagne souvent plus que Madame. L’arbitrage se fait de façon défavorable à la femme. Donc il faut qu'il y ait une rémunération qui soit certainement liée au salaire passé.

On voit un petit peu se dessiner un type de congé qui porte davantage l'égalité : un congé plutôt court, plutôt bien rémunéré et puis si possible avec une obligation de partage qui inciterait davantage les pères à le prendre. Ça c'est une première réponse à votre question.

 

La deuxième partie de votre question repose sur l'intérêt économique, en terme de productivité, d'avoir ce type de congé. Je suis très méfiante par rapport à ce type de question parce que la raison pour laquelle on veut mettre en place des congés parentaux, ça ne peut pas être parce qu'on veut que les gens soient plus productifs. Parce que si c'est le seul facteur, la seule motivation pour les pouvoirs publics, ça veut dire qu'on revient sur une immense partie du droit du travail. Alors on peut se raconter l'histoire que c'est beaucoup mieux, parce que les gens se sentent mieux, parce que la productivité c'est mieux, pour a priori dire que ce sont des politiques qui sont efficaces au vu de la gestion de la main d'oeuvre. Je n'en sais rien et je mets au défi n'importe quel économiste de me le démontrer. Alors oui peut-être que les gens sont plus productifs, mais je trouve que cette question est extrêmement dangereuse scientifiquement parce que vous pouvez très bien vous retrouver dans une situation où ce n'est pas le cas. Alors dans le cas où on voudrait promouvoir des droits très progressistes, si ce n'est pas efficace ou pas assez efficace, vous allez vous retrouver dans ce piège qui est “Non car les gens sont moins productifs”. C'est pas ça les droits sociaux et ça ne se construit pas comme ça. Ce sont des droits qui se négocient entre partenaires sociaux. Il ne s'agit pas de dire qu'on peut tout financer et financer n’importe quoi, néanmoins les droits sociaux sont un point d'équilibre entre une aspiration au bien-être et la liberté, et une nécessité de travailler. Pour moi cette question n'a pas de sens car elle porte en elle-même une réponse qui me gêne.

 

X. : Vous proposez trois scénarios, les deux derniers proposent un allongement de 2 semaines et de 6 semaines. Pouvez-vous nous en parler et nous dire lequel selon vous est le plus adapté ?

 

H.P. : Alors pour donner un peu de contexte au Policy Brief, je l'ai écrit dans le contexte de la campagne présidentielle. Même si le titre est “Réformer le congé paternité pour augmenter l'égalité professionnelle”, je ne pense pas que ce ne soit qu'avec le congé paternité que l'on y arrivera. L'idée d'un Policy Brief, c'est plutôt d'essayer d'ouvrir un débat public sur une question qui n'est pas suffisamment débattue et si j'avais proposé quelque chose qui était une refonte totale des congés parentaux associée à une refonte de la politique d'articulation vie familiale-vie professionnelle, ce Policy Brief n'aurait pas été lu. Par contre, dire qu'il y a une entrée sur laquelle on peut discuter quelque chose de précis, c'est-à-dire comment à partir du congé paternité on peut amorcer une réflexion sur cette thématique-là, c'est un peu ce que j'ai essayé de faire. Les options, elles, n’étaient pas de dire “ce serait mieux de faire ça ou de faire ça”, c'est “il y a un vrai problème d'inégalité professionnelle, et une partie de ce problème se trouve dans l'inégalité de partage des tâches familiales et domestiques”.

Comment ouvrir cette boîte ? Il y a plusieurs entrées, l'une d'entre elles est celle du congé paternité qui est aujourd'hui clairement trop court et qui n'incite pas suffisamment le père à s'investir dans la vie familiale. Tirant juste ce petit fil, j'ai proposé, pour que ce soit plus concret, trois possibilités de le modifier. Il est clair que mon objectif n'est pas de dire “Dépensez 1 demi milliard sur le congé paternité”, ce serait absurde et ça ne ferait pas avancer l’égalité professionnelle. Mon idée est plutôt de dire “Juste en regardant ça et en modifiant un petit peu cette politique, on pourrait le faire”. Si on le voulait, on pourrait faire, en fait, beaucoup plus. C'était ça mon idée. Allonger le congé paternité, pourquoi pas. Le rendre obligatoire, ce serait un signal assez fort qu'on enverrait aux pères, c'est-à-dire que vous n'avez pas le choix, vous avez un enfant, vous devez vous arrêter. Maintenant, il faut bien réfléchir à où on met l'argent car ce sera quand même de la dépense publique, or, selon moi, faire ça devrait s'accompagner d’une refonte du congé parental et d’une articulation avec les modes de garde. Ça pourrait être extrêmement productif par rapport à l'inégalité femmes-hommes au lieu de simplement revoir le congé paternité ou, ce que va probablement faire le gouvernement, l’allonger sans le rendre obligatoire.

 

S. : Donc selon vous l'obligation est plus importante que l'allongement?

 

H.P. : Oui, il me semble que ce serait un signal fort envoyé aux pères. Peut-être que je me trompe, je ne suis pas politiste, mais si vous discutiez avec des collègues chercheurs en sciences politiques, ils diraient que ça peut être contre-productif de faire ça. Peut-être que les 30 % des pères qui ne prennent pas le congé sont extrêmement réticents à cette idée-là et que les obliger à le faire peut encore renforcer cette espèce de méfiance vis-à-vis des politiques d'égalité. Peut-être que c'est contre-productif, ça je serais bien incapable de vous dire en quoi cela permettrait de changer les mentalités. Ce que l'on sait c'est que plus les pères passent du temps en congé, plus l’égalité et le partage des tâches restent sur le long-terme, donc il y a un véritable enjeu.

Ce que je trouve amusant en France, c’est que les 5 semaines de congés payés sont obligatoires. Je n’ai jamais entendu quelqu’un dire qu’il est inadmissible que l’État force les gens à prendre les 5 semaines de congés payés. Ça n’a jamais frustré les gens, par contre, le congé paternité ça gêne.

Toutefois, je nuance mon propos parce qu’une partie des résistances sonne beaucoup chez les gens qui sont dans des emplois indépendants, et qui eux n’ont accès ni aux congés payés, ni aux droits sociaux parce qu’ils ne cotisent pas pour ce type de droits. De fait, en France, il y a cette distinction à faire entre le régime général des salariés et le reste de la population qui travaille. Pour ceux-ci, je reconnais que ça ne peut pas être exactement aussi facile de les appliquer. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas le faire pour ces 20% des actifs, qu’il ne faut pas le penser pour les 80% qui sont salariés. Je persiste à dire que ce n’est pas un argument pour ne pas repenser le congé paternité, mais il faut certainement s’adapter aux professions dans lesquelles c’est beaucoup plus difficile. C’est vrai pour le congé maternité aussi d’ailleurs : les femmes qui sont beaucoup plus libérales et indépendantes ont beaucoup de mal à prendre leur congé de maternité. C’est une autre problématique, il faut traiter en fonction du type d’emploi, mais pour la majorité des gens qui travaillent, le problème ne se pose pas de la même façon.

 

X. : Du coup, comme la rémunération de ces personnes indépendantes est faible et forfaitaire, est-ce que vous pensez qu’il faudrait effectuer une harmonisation ? Pensez-vous qu’il faudrait faire quelque chose pour ces 20% ou plutôt se consacrer aux 80% restants ?

 

H.P. : Ça ne doit pas nous empêcher de réfléchir aux droits sociaux des salariés. Il y a ces distinctions qui existent historiquement depuis la construction de la Sécurité sociale en France du fait qu’une partie de la population (les travailleurs indépendants, les commerçants, etc.) n’a pas souhaité être obligée de cotiser, de mutualiser les risques dans le cadre de la Sécurité sociale. C’est historiquement comme ça, du fait qu’ils n’ont pas les mêmes droits. Le principe de l’assurance sociale, c’est d’obliger tout le monde à cotiser et vous avez, du coup, une masse qui permet de couvrir les risques de quelques-uns. Sauf que quand vous n'êtes pas nombreux, comme les indépendants, vous ne pouvez pas faire ça. Soit les indépendants décident de devenir salariés et cotisent au même titre que les salariés. Cela veut dire qu’on cotise beaucoup : quand on est cadres supérieurs, c’est quasiment 50% de la rémunération qui passe en cotisations. Il ne sont évidemment pas prêts à faire ça. Je pense qu’on est obligés de tenir compte de l’Histoire de la protection sociale de ces deux types de personnes. Il faut certainement renégocier une Sécurité sociale pour les indépendants qui est très mal faite et qui leur coûte cher pour des droits qui ne sont pas de qualité. Cela tient beaucoup au fait qu’ils sont moins nombreux, c’est le principe de l’assurance. Je pense qu’il y a quelque chose à faire, un gros chantier qui a été peu ouvert, notamment dans le cadre du congé maternité pour ces personnes-là. C’est un chantier assez compliqué parce qu’il faut pouvoir couvrir mais aussi financer ces droits. Rien ne nous empêche de réformer le régime de la Sécurité sociale. On ne va pas dire tout le temps “Parce que les indépendants n’ont pas les mêmes droits, on ne peut pas réformer les droits des salariés”. Non ! On peut le faire sur plein d’aspects, ça ne doit pas nous empêcher de le faire. Il y a deux perspectives dans la réflexion en terme de réformes des politiques publiques.

 

S. : Pour revenir aux réformes de rémunération, vous avez envisagé la possibilité qu’il y ait un transfert du congé postnatal des mères vers les pères, pour réduire le coût. Dans quelle mesure est-ce envisageable ?

 

H.P. : D’un point de vue économique, c’est très stimulant. Si j’étais politiste, peut-être que je vous dirais que je ne sais pas. Ce que je trouve intéressant, ce sont des pays comme le Portugal. Les Français ont une vision des pays du Sud qui sont extrêmement conservateurs et machistes. En l'occurrence là, les pays du Sud font des choses beaucoup plus transformatives que nous. Ils se sont autorisés à avoir un congé maternité qui ne s’appelle pas “congé maternité”, mais “congé d’arrivée de l’enfant”. Ils ont enlevé “maternité” pour éviter le caractère très genré de ce congé et en faire quelque chose qui pourrait être partagé, si la mère le demande. La mère peut demander à transférer une partie du congé à son conjoint. C’est très intéressant du point de vue des finances publiques et du point de vue transformatif, parce que vous n’êtes pas synchronisés. Vous allez donner deux semaines à votre conjoint pour rester tout seul avec le bébé. Je pense que ça peut vraiment transformer l’état d’équilibre de la division sexuée des rôles dans la famille. Et en même temps, on ne crée pas d’obligation et on ne réduit pas le droit des femmes au congé maternité, puisque ce sont elles qui peuvent décider ou non de le transférer à leur conjoint. On redonne plus de liberté, plus de marge de manoeuvre.

 

Ce qui risque de se passer, c’est que les couples égalitaires peuvent mobiliser cette possibilité. En France, le congé maternité pour le 3ème enfant est très long, il est de presque 6 mois. Je pense que certaines femmes pourraient trouver ça très intéressant de transférer une partie de ce congé aux pères quand elles ne le prennent pas jusqu’au bout. Il est vrai que les couples très traditionnels peut-être ne vont pas recourir à cette possibilité, mais l’ouvrir me semble une option intéressante. Ce qui peut être très compliqué du point de vue politique, c’est que le congé maternité est considéré historiquement comme un droit de femmes. On peut voir des résistances à la fois des mouvements féministes qui peuvent dire “Vous avez réduit les droits des femmes pour les transférer aux hommes”, ou bien avoir peur que les pères fassent pression sur les mères pour qu’elles cèdent une partie de leur congé. Ça je n’y crois pas du tout, ça se saurait si les pères faisaient pression pour s’occuper seuls des enfants, mais cela peut être une critique des féministes de cette réforme. Ensuite il y aurait une critique plutôt essentialiste et sexiste, qui consisterait à dire que c’est aux mères de prendre le congé maternité pour s’occuper du jeune enfant. Ces deux idéologies-là peuvent aller à l’encontre de cette réforme-là. Néanmoins je la trouve très intéressante, c’est une piste sous-exploitée et sous-débattue, et je pense que ça pourrait faire partie des choses faciles à faire.

 

X. : Comme vous le savez, l’Union Européenne a discuté d’une directive qui réforme le congé paternité selon 3 options. Une réforme à l’échelle européenne vous semble-t-elle intéressante et envisageable ?

 

H.P. : D’abord, le rôle de l’Europe est très important, parce que l’Europe a beaucoup poussé depuis les années 1990 pour des politiques d’articulation de vie familiale et professionnelle. L’importance qu’ont ces directives diffère beaucoup selon l’État qu’on regarde. Si on prend l’exemple de la France et des gros pays européens, ils s’arrangent souvent pour que ce qui soit proposé en terme de directive soit en-dessous de ce qu’eux proposent déjà. Si je prends le cas de la France, ce qui a été négocié très récemment en Europe, c’est 10 jours minimum de congé paternité, ça tombe bien la France a 11 jours. En matière de congé parental, la rémunération est à la charge des États membres, il n’y a pas d’obligation d’une rémunération proportionnelle de salaire (ce que la France avait rejeté parce qu’elle a une rémunération très faible) et à partager (ce que la France a fait, aujourd’hui sur les 3 ans de congé parental, un an est dédié aux pères). La France se dit “Moi c’est bon, je suis dans les clous de cette directive”. Pour ces pays-là, c’est bien dommage parce qu’on ne va pas les pousser à faire mieux. En revanche, il y a des pays dans lesquels ils partent de zéro. Ca peut les inciter et les obliger à créer des nouveaux droits pour les pères. C’est un peu en demi-teinte. Pour ceux qui n’ont rien, ça donne une obligation, parce qu’une directive c’est une obligation importante pour les États membres qu’il s’agit de respecter. C’est pour ça que la France n’a pas signé la première proposition de directive qui l’aurait contrainte à revenir sur ce congé, du coup, elle signe celle-là qui n’a aucune incidence sur l’état des congés en France. Je ne veux pas dire que les directives européennes ne valent rien, ce n’est pas exact. Il y a une  dynamique européenne incontestable en matière de droit des femmes, de lutte contre les discriminations et de politique d’égalité. Néanmoins, je suis quand même un peu critique, mais non surprise, de voir que les États qui se pensent avancés en matière d’égalité ne poussent pas ces directives de telle sorte à ce qu’elle les contraignent eux-mêmes. Cela va contraindre ceux qui sont en-dessous mais cela ne va pas les contraindre eux alors même que des pays en Europe font beaucoup mieux que le France. Si je prends l’exemple du Portugal, le congé est plus transformatif que celui de la France.

 

S. : Dans une interview que vous avez donnée au Monde en juin 2017, vous dites : “Le débat sur l’égalité femmes-hommes n’a pas atteint une maturité suffisante pour avancer en matière de congé paternité”. Est-ce que vous pensez qu’aujourd’hui en France le débat sur l’égalité femmes-hommes a atteint le degré de maturité suffisant pour qu’on puisse avancer sur cette question ?

 

H.P. : Ce que je voulais dire par là c’est que si vous regardez d’autres pays, le Portugal par exemple, je pense que si on propose cette possibilité de transfert du congé maternité au conjoint, ça serait rejeté. C’est à débattre mais je ne suis pas sûre que ça soit validé par l’ensemble de la société française. Et l’autre exemple que j’avais en tête, c’était celui de l’Islande qui est peut-être l’exemple le plus avancé en matière de congé parental. 3 mois sont donnés à la mère, 3 mois aux pères, 3 mois à partager, le tout rémunéré en proportion du salaire passé. Si on regarde ce qui se passe : un gros tiers de la durée du congé est pris par les pères, c’est à dire que les 3 mois à partager ne sont pas tellement partagés, mais les pères sont obligés de prendre au moins 3 ou 4 mois, donc on voit que c’est extrêmement puissant.

En même temps, ce que je voulais dire par là, c’est que je ne suis pas en capacité de déterminer si c’est parce que l'Islande a mis en place ce type de congé que c’est une société plus égalitaire ou si c’est parce que l’Islande est un pays plus égalitaire qu’ils ont pu mettre en place ce type de congé. Je pense que la réponse est un peu entre les deux, et mon analyse du débat français (mais encore une fois je ne suis pas politiste, je suis économiste) c’est que nous sommes un peu dans un entre-deux. Je pense que l’état de maturité ou l’état de la réflexion sur l’égalité femmes-hommes n’est pas suffisamment avancé pour qu’on ait des politiques très proactives en la matière. La raison pour laquelle je dis ça, c’est parce que j’ai vu les réactions à mon Policy Brief, où je vois le manque d’ambition qu’il y a (je ne parle pas que du gouvernement actuel) à porter une politique publique transversale qui porte vraiment l’égalité. On est incapables de réformer en même temps le système d’imposition des couples, les congés parentaux et l’accueil des jeunes enfants de sorte à avoir une politique familiale socio-fiscale, qui ait cet objectif-là comme objectif majeur. Ce n’est pas un objectif majeur des politiques publiques françaises. Je ne dis pas que ce n’est pas du tout un objectif, je dis juste que ce n’est pas suffisamment central pour qu’on en fasse un axe de cohérence. Pour l’instant, force est de constater que depuis la crise de 2009, pour la France, la boussole de la réforme de politique publique, c’est la réduction des dépenses publiques et la consolidation budgétaire. On va faire des petites choses ici et là mais on n’a pas de cohérence globale, ni conservatrice ni progressisme, qui pourrait porter un vrai projet, en particulier pour l’égalité femmes-hommes. Je dis que ça manque de cohérence. L’exemple du refus de la France de signer la directive européenne, c’est pour moi un signe que la France met en avant l’argument budgétaire. Emmanuel Macron a dit : “Je ne peux pas signer cette directive. Ce projet est un très beau projet mais nous ne pouvons pas nous l’offrir”. C’est à la fois exact et inexact. C’est exact dans l’état actuel des politiques publiques qu’on ne peut pas ajouter un droit progressiste sans revenir sur d’autres choses, mais c’est inexact parce qu’on peut très bien refondre une partie du système social et fiscal pour pouvoir financer ce type de droits. Je trouve que l'argument budgétaire mis en avant est une forme de résistance à la transformation de notre état social qui serait beaucoup plus porteur d’égalité.

 

S. : Quand vous parlez d’une refonte du système fiscal et social, de quoi parlez-vous exactement ?

 

H.P. : Alors je peux vous donner un exemple très précis. En France, l’imposition des couples mariés pacsés est une imposition jointe. Nous avons publié une note à l’OFCE sur ce thème-là. C’est un système qui réduit fortement le montant d'impôts à payer pour des couples mariés ou pacsés dans lesquels les revenus sont très différents, très inégalitaires. C’est un système hérité des années 1950 dans lequel Madame ne travaillait pas, Monsieur travaillait. Il fallait bien tenir compte que Madame était une charge pour son conjoint, et donc que Monsieur ne pouvait pas payer le même montant d'impôts que les célibataires, c’est vraiment l’objectif initial. Ça n’a jamais été réformé : ce système de “quotient conjugal” n’est pas plafonné, il a juste une limite quand on est très riche et très imposé parce qu’il n’y a plus de taux marginaux supérieurs. Ce système existe aussi pour les enfants : on compte la charge des enfants dans le calcul des impôts, sauf que depuis les années 1980, pour les enfants, on plafonne cet avantage, et cet avantage n’a cessé d'être réduit. C’est une autre discussion, mais au moins on a conscience que, certes lorsqu'on a un enfant, on a une capacité contributive plus faible que lorsqu’on n’en a pas à revenu équivalent, mais qu’à partir d’un certain niveau de revenus, on arrête de le prendre en compte. Ce qui est absolument incohérent dans le système français, c’est qu’alors que l’enfant est une charge pour les parents, le conjoint n’est pas une vraie charge pour son conjoint. On se retrouve dans une situation où il y a un avantage fiscal attribué à des couples inégalitaires. Ce ne sont pas seulement les couples dans lesquels Madame ne travaille pas, Monsieur travaille (parce qu’il y en a de moins en moins), ça peut être les couples dans lesquels Madame est enseignante et Monsieur cadre supérieur. Ils ont des revenus très inégaux, et s’ils sont mariés, ils bénéficieront d’un avantage fiscal assez substantiel. Je dis juste “Pourquoi, a minima, ne pas plafonner ces avantages pour les ramener au niveau de plafonnement des enfants ?” Ce qui me semblerait tout à fait cohérent, et là, on récupère quelque chose de l’ordre de 2 à 3 milliards par an, qui permettrait de financer ce qu’on veut. On peut financer les baisses d'impôts, ou on peut financer le congé parental bien rémunéré partagé entre les deux parents, et là on aurait une politique qui serait très transformative. On dirait qu’on arrête de subventionner les couples qui sont inégaux, et on finance des droits sociaux qui portent l’égalité. C’est cela que je veux dire quand je dis qu’on peut revoir certains droits qui sont conservateurs. Ils sont conservateurs au sens qu’ils sont inscrits dans l’Histoire, mais nous ne sommes plus dans les années 1950, ça ne se justifie plus. Il n’y a aucune raison, ni en terme de principe d’équité fiscale ni en terme d’égalité, de garder ce système-là. Alors on peut individualiser l'impôt, peut-être que c’est ça qu’on vise. Mais plutôt que de polariser le débat sur garder un système versus individualisation, je pense qu’il y a aussi des voix qui permettent de transformer ce système de façon plus progressive, qui dégagent les marges de main d’oeuvre pour pouvoir faire autre chose. Le problème que je vois, c’est que ces questions sont très techniques et très mal connues du grand public. Personne ne comprend comment fonctionne ce système de quotient conjugal et là je m'interroge un peu sur la qualité des débats démocratiques. Je dis juste qu’on ne peut pas dire qu’on ne peut pas financer les congés parentaux parce qu’on n’a pas d’argent. Ce n’est pas exact parce qu’on pourrait réformer d’autres choses pour les financer. Moi en tant que chercheuse, c’est ce que je dois mettre en avant : pouvoir dire “Si on veut faire ça, on peut faire ça et ça, par contre, si on ne veut pas faire ça, c’est sûr qu’on peut pas faire ça, etc.” C’est un peu notre rôle d'essayer d’exprimer ce qui est possible en fonction des objectifs qu’on a. C’est pour ça que la qualité du débat démocratique compte. Ce n’est pas à moi de dire ce qu’il faut faire, je suis juste en train de dire : si on veut porter l’égalité professionnelle, c’est cette voie-là qu’il faut suivre. C’est ce que montre la littérature socio-économique. Si on ne veut pas porter l’égalité professionnelle, et bien on ne peut pas porter l’égalité professionnelle, parce que la France n’a pas fait de cet objectif-là un objectif central. “Si c’est ça qu’on porte, c’est comme ça qu’on peut les porter” : c’est un peu le sens de ma réflexion sur l’état de maturité du système français. Il est assez clair que les pays nordiques, même s’ils n’y arrivent pas parfaitement, ont fait de cette question-là une question centrale de leur débat public. Ils ont trouvé les réponses qui leur sont propres. Il ne s’agit pas de calquer ce qu’ils ont fait sur notre système, mais ils en ont fait un élément central du débat public.

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