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Entretien avec Mercedes Erra

26 avril 2019

Joyce : Parlons de votre engagement en tant que féministe : vous dites “Il faut être féministe”. Vous vous engagez dans de nombreux domaines. En tant que fondatrice de BETC, j’imagine que vous mettez en œuvre cette conviction au quotidien dans le soutien de la parentalité et de la paternité en particulier. Est-ce que vous pourriez nous en dire un petit peu plus sur vos initiatives et l’esprit que vous voulez insuffler à tout cela ?

 

Mercedes Erra : En ce qui concerne la paternalité, je trouve cela extrêmement important d’y engager davantage les hommes pour plusieurs raisons. Je pense qu’un des blocages aujourd’hui dans le développement des carrières des femmes, c’est que globalement elles font tout. Elles doivent cumuler leur vie, leur entreprise familiale et leur entreprise extérieure. C’est comme cela d’ailleurs que j’explique le niveau de fatigue et de stress actuel des femmes. Aujourd’hui, même chez BETC, vous avez 10 points de surstress de différence entre les hommes et les femmes. C’est énorme ! C’est lié, pour moi, à une chose assez simple : un énorme déséquilibre dans le partage des tâches à la maison. Donc, tant qu’on n’aura pas débloqué le système qui consiste à penser que c’est aux femmes d’entretenir leur maison, d’élever les enfants et de s’occuper de tout, c’est difficile pour elles d’être sereines et de développer leur carrière. C’est d’ailleurs extraordinaire qu’elles arrivent à travailler autant, puisque le nombre de femmes qui travaillent en France est très élevé. Mais c’est aussi pour cela que les mères d’aujourd’hui sont très inquiètes, on parle de la “charge mentale”. La charge mentale s’accentue encore quand elles s’occupent des enfants, et en même temps des parents quand ils vieillissent. Bref, la prise en charge du TOUT est inquiétante et handicapante. Pour moi, la définition du féminisme est simple : les droits humains, c’est l’égalité et l’égalité n’existe pas aujourd’hui entre les hommes et les femmes. Je pense que cette notion de paternalité est un levier important de l’évolution des femmes. Ça consiste à dire que l’enfant n’appartient pas qu’aux femmes. Personne n’est tenu de faire des enfants, ce n’est pas un passage obligé, mais quand on en fait, c’est pour qu’ils soient élevés et chéris par leur père et leur mère. Le partage des tâches liées aux enfants est donc fondamental.

 

J. : Vous avez signé en 2009 la Charte de la Parentalité, vous bénéficiez du Label Égalité depuis 2005. Concrètement, quelles sont les initiatives que vous avez mises en place autour du congé paternité ? J’ai vu que vous aviez pris en charge le congé à hauteur de trois fois le plafond de la Sécurité Sociale. J’imagine que c’est déjà un investissement très important. Est-ce que vous avez envisagé ou mis en place un allongement de sa durée ?

 

M.E. : Non, on ne peut pas. C’est difficile de le faire seul. C’est difficile de le faire en dehors de la loi. En fait, on le complémente pour que les gens le prennent, mais ce n’est pas suffisant. Il faudrait une loi qui instaure un vrai congé paternité pour les papas.

 

J. : Vous auriez une idée d’une durée qui serait plus adaptée ?

 

M.E. : Bien sûr. Il n’y a pas de raison que la mère ait 4 mois de congé maternité et pas le père. En France, le congé paternité est limité à onze jours. J’aurais tendance à proposer aux papas un congé qui ait la même durée que le congé maternité, mais qu’ils ne prendraient pas au même moment. Ce sont des lois comme ça qui font avancer les femmes. Sinon, les autres lois qui avantagent la vie familiale ramènent très souvent les femmes à la maison et on s’aperçoit que ce sont elles qui prennent les congés. Donc l’écart entre l’homme et la femme s’accroît, alors que l’objectif, c’est qu’ils partagent, donc l’écart se réduise . On serait hyper contents que l’homme ait un congé paternité équivalent à 4 mois, qu’il  puisse prendre à la suite du congé maternité de sa compagne, et qui lui donnerait tout de suite une idée de la véritable charge.

 

J. : Ce serait donc vraiment deux moments séparés ?

 

M.E. : Voilà, des moments séparés. Moi, je pense que ce serait mieux. Parce que les papas se confronteraient au moins à la tâche. Sinon, on risque de donner seulement des temps de congés supplémentaires aux pères qu’ils ne consacreront pas forcément à leurs enfants.

 

J. : La réforme envisage l’instauration d’une obligation du CP, qui serait totale ou partielle. Est ce que vous seriez favorable à cette obligation ? Est ce qu’en temps de chef d’entreprise, vous pourriez la mettre en place facilement ?

 

M.E. : Je trouve ça ridicule d’imposer le congé. Je suis très mal à l’aise avec la notion d’obligation. C’est déjà quelque chose qui m’énerve pour les femmes. Quand j’étais à l’agence, enceinte jusqu’au cou, je me souviens que certains  me demandaient ce que je faisais encore là. Je voulais leur répondre : « Mais je fais ce que je veux ! Je ne suis pas en train d’accoucher au bureau. Je suis debout et bien vaillante. » Donc je ne vois pas pourquoi je voudrais obliger quiconque aujourd’hui…

 

J. : L’idée ce serait d’inciter?

 

M.E. : 11 jours ! Vous les obligez à être à la maison, ils prennent ça pour des congés ! La vraie modification, ce serait un vrai congé, long, dont ils bénéficient seulement s’ils choisissent de le prendre mais qu’ils ne peuvent pas transférer à leur compagne. En général, c’est très incitatif. Les femmes, elles, prennent leur congé maternité puisque les mois sont payés. Les hommes feront pareil. C'est tout. Laisser aux deux parents l’occasion, la chance et le temps de s’occuper de leurs enfants, de créer une responsabilité partagée dès la naissance des enfants, voilà ce que je souhaite. La notion d’obligation, je trouve cela très bizarre.

 

J. : En augmentant le plafonnement de la sécurité sociale, vous avez vu une amélioration du recours chez les pères ?

 

M.E. : Ils le prennent tous !

 

J. : Ce n’était pas le cas avant ?

 

M.E. : Je ne sais pas, je n’ai pas fait de comparaisons, mais ils le prennent. De toute façon chez nous, il est valorisé donc ils le prennent. Non seulement il est payé, mais en plus on considère que c’est bien de le prendre. Donc il y a toutes les raisons pour le prendre. Il est payé et l’entreprise est bienveillante.

 

J. : Vous remarquez qu’il y a des externalités positives à ce recours (meilleure performance des employés, meilleur bien-être) ?

 

M.E. : Non, car c’est trop court ! Cela n’a pas de sens en terme de véritable partage des tâches ! Ça veut dire simplement que les dix premiers jours au moins il partage une émotion, c’est tout. Il peut peut-être aider au cours des nuits. Mais les dix premiers jours, ce n’est pas suffisant. Ce n'est pas cela qui modifie la relation du père avec l’enfant. Ce n’est pas la même chose que de prendre en charge un enfant. Les femmes, elles, prennent tout en charge. Il faut habituer les hommes à prendre quelque chose en charge !

 

J. : Comment l’Etat pourrait davantage inciter les entreprises à prendre des initiatives ?

 

M.E. : Il existe des pays où il y a une proposition de congé paternité, point barre ! C’est courageux. Ils le perdent s’ils ne le prennent pas. Comment l’État peut-il faire ? En disant que maintenant dans la loi, il y a un congé maternité et un congé paternité. C’est une grosse décision ! Après, on peut discuter de la part que paye l’entreprise et de la part que paye l’État. Mais aujourd’hui, en France, une femme qui a un ou deux bébés peut s’arrêter 4 mois. Au 3e [bébé], 6 mois. Mais les hommes, qu’est-ce qu’ils font ? Rien ! Donc voilà ce que peut faire l’État : une loi. Et une loi, ça coûte cher !

 

J. : Oui, les coûts ont été calculés et c’est ça qui fait beaucoup hésiter l’Etat aujourd’hui...

 

M.E. : Bien sûr, bien sûr.

 

J. : … et qui priorise d’autres sortes de congé, notamment le congé parental. Je ne sais pas si vous avez une opinion sur le congé parental en particulier, qui est plus long et très faiblement rémunéré, contrairement au congé paternité.

 

M.E. : Il n’est pris que par les femmes. C’est une catastrophe. Du coup après, elles ont un moins bon job. Quelques années après elles le regrettent, elles disent qu’elles ont un peu sacrifié leur histoire, leur carrière.

 

J. : Est-ce que pour vous un travail sur le congé parental serait prioritaire contrairement à celui du congé paternité ?

 

M.E. : Pour moi le congé après la naissance est prioritaire. Le congé parental est ouvert aux hommes et aux femmes, il est déjà très bien, mais il n’aide pas car ce sont les femmes qui le prennent. Or c’est un changement de mentalité qu’il faut opérer. Le problème ce sont les lois qui ne proposent pas aux hommes les mêmes avantages qu'aux femmes. Ces avantages accordés seulement aux femmes accroissent finalement les différences. Il faut réduire ces différences. Vous trouverez  toujours des gens pour vous dire “c’est la mère qui porte l’enfant ! L’instinct maternel !” Justement : il faut créer un instinct paternel.

 

J : Vous pensez que la réforme du congé paternité serait un levier suffisant ?

 

M.E. : Non ! Ce n’est pas un levier suffisant, mais c’est un gros levier. C’est un pas important, mais cela reste très difficile de bouger les stéréotypes..

 

J. : ...qui sont encore très présents dans les entreprises non ? Il y a peut-être une pression sociale sur les pères ?

 

M.E. : Ils sont présents dans la tête des gens. Dans les entreprises et dans la tête des gens.

 

J. : Vous disiez sur votre site que vous essayez de préparer le retour de la mère. Comment accompagnez vous ce retour, et en l'occurrence celui du père pour que la surcharge de travail ne soit pas trop importante ?

 

M.E. : Celui du père, on n’a rien à préparer. Il rentre tranquillement au bout de 10 jours, point. Le père considère qu’il n’y a pas de problème. La mère, il faut essayer de l’aider à ne pas envisager de réduire son temps de travail pour s’occuper de la maison toute seule. Plus vous êtes positif sur son retour, plus vous êtes valorisant, et en général mieux ça marche.

 

J. : Est ce qu’au sein de BETC en l’occurrence, vous recevez des demandes ? Vous discutez avec les pères de ces questions ?

 

M.E. : Non. Non. Les pères, ils s’en fichent.

 

J. : Les pères s’en fichent ?

 

M.E. : Totalement. Ils ne demandent jamais rien. Les hommes ne se battent pas sur les congés ! Et pas sur le congé paternité.

 

J. : Vous considérez que c’est un combat de femmes en fait. Un combat de femmes pour les femmes.

 

M.E. :  Bien sûr. De toute façon, moi je pense, que ce sont les femmes qui vont changer leur sort et pas les hommes qui vont changer le sort des femmes ! Après, il peut y avoir des gens qui vous soutiennent, c’est formidable ! On peut rallier des hommes à notre cause. Mais pour ça, il faut que les femmes soient très volontaires.

 

J. : Vous essayez d’accompagner une meilleure conciliation de la vie professionnelle et de la vie de famille, notamment avec l’instauration de rythmes plus adaptés… Vous considérez que c’est le rôle de l’entreprise de faire ça ?

 

M.E. : Non je considère que s’il y avait égalité, il y aurait un meilleur système… Je me méfie. Quand on fait des réunions sur l’équilibre vie professionnelle - vie privée, on ne voit que des femmes qui viennent. Nous essayons d’aider nos employés de toute façon.

 

J. : C’est un questionnement qui selon vous n’est pas encore assez présent dans l’esprit des pères ?

 

M.E. : Ils n’y pensent même pas ! Ils n’ont pas de problème d’équilibre vie privée-vie professionnelle. En règle générale, ils ne viennent pas à ces conférences parce que ce n’est pas leur enjeu.

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J. : Il y a un mouvement des  “nouveaux pères” qui essaie de revendiquer une paternité plus assumée.

 

M.E. : C’est formidable mais ils ne sont pas très nombreux. Ils ont raison. On les remercie mais ils sont rares. Les pères deviennent intéressants quand ils sont divorcés et qu’ils se sont battus pour avoir la garde partagée. Là, ils deviennent comme les femmes.

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J. : C’est un mouvement de plus en plus fort...

 

M.E. : Non, c’est très léger. Non, les chiffres ne sont pas bons. Mais quand un homme s’est battu pour une garde partagée, il commence à avoir une vraie vie comme les femmes. C’est-à-dire qu’il sait que le soir il faut qu’il y ait quelqu’un à la maison, il sait qu’il faut prévoir des systèmes de garde, il sait qu’il faut aller chez le médecin. Il sait tout ça ! Parce qu’il est obligé par la vie et par ce qu’il a décidé de faire. Il y a encore très peu d’hommes qui se battent pour ça.

Combien de femmes se battent aujourd'hui pour obtenir leur pension après le divorce ? Combien de pères “oublient” leurs propres enfants ? La pauvreté française est très féminine. Ce sont les femmes qui ont voulu être sur les deux fronts. Elles n’ont pas défendu leur emploi professionnel et puis tout d’un coup leur mari demande le divorce. Elles se retrouvent en charge des enfants et sans les moyens.

 

 

J. : Si un jour on parvenait à une égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, elle se déclinerait également dans la sphère privée via l’égalité des charges parentales et domestiques ?

 

M.E. : Bien sûr.

 

J. : Vous parliez de cette surcharge où les femmes essaient de concilier une avancée dans leur carrière...

 

M.E. : Il n’y a aucune raison que les hommes et les femmes n’aient pas les mêmes problèmes. A priori, les enfants se font à deux, j’espère que les pères sont aussi concernés. Normalement, ils devraient tous avoir un enjeu d’équilibre de vie et de temps consacré à leur famille. Et pas seulement les femmes ! Quand on fait des enfants, c’est un contrat social ! Donc il est important que l’un et l’autre le tiennent.

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